Brassens
chante La mauvaise
réputation pour dénoncer une forme d’oppression que les philosophes
nomment « la tyrannie de l’opinion ». L’opinion publique, la doxa, est ce que tout
le monde pense parce qu’il l’a entendu dire, ce qui se répète, s’amplifie, se
déforme sans jamais donner lieu à questionnement ou vérification. C’est aussi
la rumeur. Elle n’a aucune valeur puisqu’elle est sans fondement, sans preuve.
Pourquoi
alors Criton, l’ami d’enfance de Socrate venu lui rendre visite à la veille de
l’exécution de celui-ci pour le persuader de s’évader de prison, la craint-il
tant ? Car elle peut conduire un homme au déshonneur ou à la ruine. Socrate
rétorque que ce ne sont là que fausses valeurs instaurées par la société. Son
idéalisme le protège de la souffrance de se sentir différent et exclu. Son
détachement fait de lui l’archétype du philosophe.
C’est
pourtant une vérité universelle que chante Brassens au rythme de sa guitare :
« les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. »
Ainsi
Russell s’interroge encore sur l’opinion publique en 1930 dans son ouvrage
La conquête du
bonheur. Il constate que « très peu de gens peuvent être
heureux si leur existence et leur conception du monde ne sont pas, dans
l’ensemble, approuvées par ceux à qui ils sont mêlés dans la vie quotidienne et
surtout par ceux avec qui ils vivent. »
Un
lâche, le philosophe britannique ? Sûrement pas. Ses positions en faveur
de la paix, du féminisme, de l’amour libre lui valurent tout au long de son
existence de nombreux désagréments et une solide réputation d’immoralité.
Mais
Russell est réaliste. Soulignant que c’est à l’adolescence que la tyrannie de
l’opinion s’exerce le plus fortement car elle touche des individus en
construction et donc encore fragiles et que par la suite, en sont victimes les
personnalités les plus originales, créatives, sensibles, il conseille de
construire son existence avec des personnes et dans des lieux en conformité avec
ses goûts. Il faut aussi reconnaître que l’opinion des autres n’a que la valeur
qu’on veut bien lui accorder.
Russell
s’inquiète pourtant des pouvoirs de la presse pour détruire des hommes et des
femmes en vue. S’il existait un autre moyen plus rapide capable de colporter
des rumeurs à une échelle immense, même les anonymes seraient alors en danger.
Ce
moyen ne s’appelle-t-il pas aujourd’hui les réseaux sociaux ? Ce n’est plus au
village mais dans le village planétaire que l’on risque d’avoir mauvaise réputation
alors même qu’on « ne fait de tort à personne » comme dit la chanson.
Celle-ci
finit sur une prédiction : « s’ils trouvent une corde à leur goût, ils me
la passeront au cou ». Être lucide et accepter ce risque: une autre façon
de définir le philosophe.
À
écouter : https://www.youtube.com/watch?v=Cz9NOhwK1yo
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