« Chère Princesse Elisabeth,
Que vous ayez sollicité Descartes, après
plusieurs années d’un échange épistolaire savant, pour vous prodiguer des
conseils de bonheur, me laisse perplexe.
Votre démarche est, certes, logique. Descartes, de l’âge que votre père aurait eu si vous ne l’aviez pas perdu à quatorze ans, n’est-il pas devenu pour vous, au fil des ans, un confident de votre état de santé et de vos états d’âme ? Et puis vous ne faites que suivre une tradition venue de l’Antiquité : lorsqu’on était déprimé, voire malheureux, on faisait appel à la philosophie.
L’habitude s’était perdue chez les
Chrétiens où la question du bonheur n’en est pas une, étant entendu que la
souffrance vécue sur Terre serait récompensée dans l’Au-delà par la béatitude, bonheur
idéal. Mais même pour une croyante et pratiquante assidue comme vous, cette
perspective est insuffisante.
Descartes peut-il cependant réellement
vous aider ? Il a évoqué, inspiré par le stoïcisme, la question du bonheur
dans son Discours de la Méthode en avouant s’être appliqué cette règle :
plutôt « changer mes désirs que l’ordre du monde. » Accepter le sort qui
est le nôtre, lorsqu’il ne nous est pas possible de le changer, exige « un
long exercice et [d’]une médiation souvent réitérée. » Descartes vous recommande
donc, pour acquérir le sens de la résignation, la lecture de De la vie
heureuse de Sénèque, stoïcien romain apprécié des Chrétiens. Mais vous
persistez dans vos questions et votre tristesse.
Alors en 1646, il commence à écrire Les
passions de l’âme pour vous aider à être moins triste et à trouver le
bonheur. Laissez de côté la raison mathématicienne, calculatrice, sur laquelle
s’appuie sa fameuse méthode pour établir la vérité en science. Développez la
raison qui permet « d’examiner la juste valeur des biens », donc la capacité
de chaque chose à améliorer notre état moral ou au contraire à le détériorer.
Il n’y a plus, ensuite, qu’à se diriger vers les premières et à fuir les
dernières, du moins chaque fois que cela est possible.
Car le plus grand philosophe du monde
n’a pas le pouvoir de rendre heureux, même si vous l’avez surnommé « le
médecin de mon âme ». Lui-même passe par des crises dépressives. Je ne
doute pourtant pas que cette reconnaissance lui a fait du bien car s’occuper
des autres est un moyen éprouvé pour ne pas se laisser submerger par ses
propres angoisses et retirer une juste satisfaction. Nulle part Descartes, à ma
connaissance, n’en parle, mais probablement l’a-t-il ressenti. À votre tour, vous
le réconfortez.
Finalement, vous découvrez ensemble
ce que Descartes n’aborde pas dans ses livres, l’amitié et plus largement la
relation avec les autres qui pourrait procurer du bonheur. N’est-ce pas, en un
sens, ironique, pour un philosophe qui a inventé la notion de
« sujet » en tant que conscience unique se suffisant à elle-même
d’avoir vécu, comme à son insu, l’expérience réconfortante de
l’intersubjectivité ?
Peut-être que s’il n’était pas mort avant
d’avoir terminé son ouvrage, vous n’auriez pas manqué de vous en aviser et de
le lui faire remarquer, admirable Elisabeth1. »
1. https://nuagesquantiques.blogspot.com/2019/07/elisabeth-ou-lincommodite-detre-un-peu.html
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