Au premier
abord, le temps qui est « pour soi » est celui de la durée, inconnue
à l’avance, de notre vie. Mais il s’agit là, rigoureusement parlant, d’un temps
qui est « à soi » et non « pour soi ». Qu’est-ce qu’alors
que du temps « pour soi » ?
Par définition, du temps qui n’est pas « pour les autres ». Fréquenter des personnes contre notre gré ou aller au travail, ce ne serait pas du temps « pour moi ». Les obligations sociales nous priveraient donc d’une partie de notre temps, comme aussi les obligations professionnelles.
Pourtant, travailler,
n’est-ce pas « pour soi » puisqu’on gagne sa vie ? Et fréquenter
les autres, même peu appréciés, ne participe-t-il pas à la socialisation ? Est-ce
parce que se nourrir, être intégré socialement sont des nécessités que l’on n’a
pas l’impression que le temps qui y est consacré est « pour soi » ?
Probablement car on n’a pas le choix d’y échapper.
Alors le
temps « pour soi » désigne le temps occupé d’une façon qui n’est
imposée par rien ni personne et que l’on pourrait faire durer autant qu’il
plaît. Très précisément, le temps « pour soi » est associé au plaisir
pris à le passer. Or, ce plaisir résulte de la liberté de l’occuper.
Cependant,
passer des heures entières à un jeu vidéo ou sur les réseaux sociaux ne
finit-il pas par créer une dépendance ? N’opère-t-on pas, en sacrifiant son
travail, son sommeil, ses relations sociales, un simple transfert, s’imaginant
que ce temps est « pour soi » parce qu’il est transgressif alors
qu’en réalité, on ne fait que se conformer à de nouveaux modes de vie engendrés
par le progrès technique ? Ce temps censé être « pour soi »
n’est-il pas en réalité le temps dicté par le désir irréfléchi d’être comme les
autres ?
Réfléchir au
temps « pour soi », c’est donc se demander quel usage libre on va
faire de ce que la nature nous a donné ( la durée de notre vie malgré des
nécessités à satisfaire ) dans un monde fixant des obligations et diffusant des
modèles qui nous font croire qu’ils constituent la normalité. Même les tenants du
développement personnel, qui encouragent à « prendre du temps pour
soi », imposent à leur tour un modèle.
Le temps « pour
soi » est alors peut-être celui dont, en définitive, on ne regrettera pas
l’emploi que l’on en a fait. Car si c’est le cas, c’est qu’il nous aura
rapporté plus que coûté, faisant fructifier ce que Sénèque* considérait comme « un
capital », « un bien », « notre seule possession ». De
même que nous ne regrettons jamais l’argent bien employé, même s’il l’a été
pour d’autres, le temps que nous ne regretterons pas aura vraiment été
« pour soi ».
*Sénèque ( 4 avant J-C, 65 après
J-C ) : philosophe, auteur de théâtre, homme politique et même banquier
romain ! La question du temps est au cœur de sa réflexion lorsqu’il donne
des conseils pour être libre et heureux selon la tradition stoïcienne. Voir par
exemple ses Lettres à Lucilius, dont la première aborde précisément la
question soulevée ici.
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