Un style lourd, une adhésion convaincue
mais timide aux découvertes de Galilée pour éviter une condamnation officielle,
un conformisme moral et jamais de politique : la pensée de Descartes
ressemble, au premier abord, à son portrait peint par Franz Hals vers 1649, académique.
Pourtant Descartes, dans la sixième partie
du Discours de la méthode, opère
plusieurs transgressions en affirmant que nous, les hommes, pourrions
« nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Tout d’abord, ce qu’il appelle nature
n’est plus cette instigatrice de l’ordre cosmique, divinisée par les Anciens,
mais simplement la matière que Dieu a mise à la disposition de l’humanité pour subvenir
à ses besoins, un ensemble de ressources à exploiter.
Cette exploitation, cette possession ne
seront cependant possibles que si les hommes maîtrisent la nature. Or, pour
maîtriser dans le sens de se faire obéir, il faut d’abord maîtriser par la
connaissance. L’étude de la nature, c’est-à-dire la science physique, est donc le
préalable nécessaire à toute action.
Descartes invente ainsi une relation qui
nous semble, au XXIème siècle, évidente : la science doit se
mettre au service de l’innovation technique et plus largement de la société,
donc la théorie doit déboucher sur une pratique.
En 1637, c’est une révolution. La théorie,
depuis l’invention de la philosophie et des sciences chez les Grecs, consistait
en la contemplation du monde créé par les dieux, plaisir gratuit pris à la
connaissance, privilège des esprits libérés des contraintes matérielles de
l’existence. La théorie, à la fois philosophie et science, était une fin en soi
qui ne hiérarchisait pas les connaissances mais les associait toutes.
La théorie, en tant que système explicatif
rationnel du monde réel, devient avec Descartes un moyen au service des
contraintes. Descartes conserve, certes, le plaisir de la connaissance. Mais
celui-ci ne serait en quelque sorte acceptable que si, en contrepartie, il en
ressort une utilité.
Grâce à l’impulsion donnée par Descartes,
l’agriculture puis la médecine se modernisent, la famine et les épidémies
reculent. Descartes, contre le fatalisme chrétien, a insufflé le rêve du
progrès.
Mais sans qu’il l’ait prévu ni voulu, la science
et la philosophie, qui ne formaient qu’une, sont séparées et opposées, la
première représentant les espoirs de l’humanité, la seconde une forme de
littérature contradictoire et obscure. Dans l’opinion, la théorie est
dévalorisée au profit de la pratique, les sciences confondues avec les
technologies, la philosophie marginalisée.
C’est pourtant la philosophie qui
aujourd’hui, à travers l’éthique, s’interroge sur les conséquences du progrès
et ses dangers. Car la réalité a dépassé le projet cartésien et ce n’est plus
comme au XVIIème siècle la nature qui menace l’homme mais l’homme
qui menace celle-ci. Et c’est la recherche en sciences pures et non pas
appliquées qui, paradoxalement, est la plus inventive car elle ne se limite
pas, justement, à l’utilité pratique.
Une grande pensée est nécessairement une
pensée qui prend des risques. Malgré les apparences, Descartes en a pris plus
qu’il n’en était conscient. Il ne reconnaîtrait probablement pas sa philosophie
dans ses prolongements actuels.
Les travaux d’Einstein aussi ont
échappé à leur auteur : alors que celui-ci est attaché à l’idée d’harmonie, ils
ouvrent la voie à la physique quantique dominée par l’idée de hasard ;
alors qu’il est pacifiste, ils fournissent partiellement les outils théoriques
pour fabriquer la bombe atomique.
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