Dans ses Réflexions sur l’éducation ( 1803 ), Kant affirme que l’homme étant contraint de subvenir à ses besoins en travaillant, il faut l’y habituer très jeune. À l’école, les moments de récréation doivent donc être nettement distingués du temps durant lequel on apprend en fournissant des efforts, en s’ennuyant ou en souffrant parfois.
Kant se réfère implicitement à l’étymologie
de « travail », torturer, ainsi qu’à son sens général, le travail
comme effort destiné à dépasser ce qui est naturel ; en s’instruisant,
l’enfant devient plus discipliné, plus raisonnable ; il va se cultiver, se
perfectionner. Le jeu n’aboutirait pas au même résultat.
Pourtant, le musicien qui joue de son instrument n’a-t-il pas fourni d’infinis efforts pour parvenir à le maîtriser ? Et s’il est musicien professionnel, jouer de la musique n’est-il pas son travail ? Oui mais il joue par plaisir tandis que le travailleur subit sa tâche en rêvant repos et loisirs. Alors jouer serait être libre et éprouver du contentement, travailler, au contraire, subir une sorte d’esclavage.
Que nous enseigne la vie de Socrate à
ce sujet ?
Socrate apparaît fâché avec le
travail. Il renonce tôt à rester apprenti dans l’atelier de tailleur de pierre
de son père puis, de retour de la guerre contre Spartes, il mène une existence marginale,
vivant de son maigre héritage et des dons de ses amis. Socrate serait fainéant.
Les journées passées à déambuler dans Athènes pour discuter avec les gens qu’il
rencontre sont-elles pour autant un jeu ?
En interrogeant le sens des mots,
Socrate semble en jouer et aussi se jouer de ses interlocuteurs plongés dans la
perplexité. Ces derniers, le plus souvent des jeunes gens aisés, n’ont pas
encore besoin de travailler pour gagner leur vie. Écouter Socrate, entrer dans
son jeu est un plaisir. Mais les dialogues auxquels ils participent ou
assistent ne les font-ils pas aussi progresser dans la connaissance d’eux-mêmes,
du monde qui les entoure ? Ne nécessitent-ils pas des efforts pour être
suivis ? Ne les transforment-ils pas, naïfs et remplis de certitude qu’ils
étaient, en personnes habitées par le doute et la curiosité ? Or, cette
transformation que Socrate les aide à opérer par le jeu des questions et des
réponses est, au sens le plus noble du terme, du travail.
L’exercice de la philosophie est ainsi
la preuve que le jeu et le travail ne sont pas nécessairement contradictoires.
Par une ironie qui ne lui aurait pas déplu – il raffolait de l’ironie - Socrate
a été un grand « travailleur ». Quant au jeu, l’adjectif
« enjoué », terme de la même famille évoquant la gaité, convient bien
à cet esprit infatigable qui a préféré mourir que se renier. Car comme certains
travaux, il y a des jeux dangereux.
Jouer serait alors, lorsque les
joueurs en sortent améliorés, une façon libre et joyeuse de travailler. C’est
peut-être dans ce sens qu’un autre philosophe, qui n’aimait guère Kant,
Nietzsche, parlait de Gai savoir.
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